L’expérience démocratique haïtienne au cœur du désert de citoyenneté (Première partie)

Résumé

Cet article analyse l’expérience démocratique en Haïti, en prenant appui sur l’histoire de la démocratie depuis la Grèce antique. Malgré l’enthousiasme initial lors de la chute de la dictature des Duvalier en 1986, Haïti peine à atteindre un état de véritable démocratie. L’article examine les défis auxquels fait face la démocratie haïtienne, prise au piège du périphérisme et du narratif occidental imposé par l’hégémonie des pays développés. En Haïti, la démocratie est réduite à une parodie procédurale, le peuple étant maintenu dans l’insécurité matérielle et spirituelle, sans réelle souveraineté du sujet politique. L’expérience démocratique haïtienne se retrouve ainsi au cœur d’un désert de citoyenneté.

Mots-clés : democratie, haïti, tiers-monde, occident, capitalisme, souverainete, peripherisme

Abstract

This article analyzes the democratic experience in Haiti, drawing on the history of democracy since ancient Greece. Despite the initial enthusiasm following the fall of the Duvalier dictatorship in 1986, Haiti struggles to achieve a true state of democracy. The article examines the challenges faced by Haitian democracy, caught in the trap of peripheralism and the Western narrative imposed by the hegemony of developed countries. In Haiti, democracy is reduced to a procedural parody, with the people maintained in material and spiritual insecurity, lacking genuine sovereignty as political subjects. The Haitian democratic experience thus finds itself at the heart of a citizenship desert.

Keywords: democracy, haiti, third world, west, capitalism, sovereignty, peripheralism

Mots-clés

Texte intégral

Introduction

Après la chute de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, une part significative d’une génération entière d’hommes et de femmes s’est présentée au monde entier pour proclamer leur victoire sur la tyrannie[1]. Ce cri puissant signalait la naissance d’une nouvelle voie, engagée en faveur d’un régime politique qu’on pourrait décrire comme démocratique[2]. Marc Bazin (1989), une figure politique et technocratique de l’époque, soulignait combien le départ des Duvalier était perçu presque unanimement comme la fin d’une lourde menace. Cette atmosphère nouvelle semblait marquer l’avènement de la démocratie, un label appliqué à presque toutes les initiatives visant à rompre avec l’ancien ordre. Sur le plan politique, la plupart des partis émergents incorporaient le terme « démocratie » dans leur nom. Presque tous les nouveaux acteurs des sphères sociale, politique, culturelle et économique se définissaient comme démocrates.

La démocratie s’est en effet transformée en une sorte de nouvelle religion civile, embrassée universellement : des actions disparates et non préméditées des premières années de la décennie 1970, comme l’ont précisé Claude Moïse et Émile Ollivier (1992, p. 63), jusqu’aux revendications plus audacieuses contre le régime des Duvalier dans les années 1980, émergeait ce qu’il convient d’appeler le mouvement démocratique. Ce mouvement, marquant la fin du régime et se positionnant comme une alternative à la dictature qui avait longtemps prévalu dans le paysage politique haïtien, durant plus de deux décennies. Certains s’y associaient comme à une idéologie dominante, sans discernement ni critique. Devant cette surenchère, la réalité reste incontestable. Plus de trente ans plus tard, il est extrêmement difficile d’affirmer si la société haïtienne a réellement atteint un état de démocratie. Quelles en sont les raisons ?

Pour répondre à cette question, nous nous proposons d’abord de retracer l’histoire de la démocratie occidentale et d’identifier les éléments fondamentaux de ce régime. Ensuite, nous analyserons l’expérience de la démocratie dans le Tiers-Monde, en nous concentrant spécifiquement sur la société haïtienne, en examinant la pratique de soi des acteurs se présentant comme les apôtres de la démocratie finissent par se comporter en marginaux dans une supercherie internationale communément appelée démocratie. Enfin, nous démontrerons que le concept de démocratie est invoqué dans un contexte sociétal caractérisé principalement par ce que l’on pourrait décrire, en reprenant les termes du philosophe critique du postmodernisme, Jean Baudrillard (1981), comme un désert de citoyenneté.

1. Discours furtif sur la genèse de la démocratie occidentale

Selon Claude Lefort (1986), reprenant Alexis de Tocqueville, la démocratie peut être considérée comme une forme de société qui a vu le jour pour la première fois dans le monde occidental dans la Grèce antique, au Ve siècle avant J.-C. Cette émergence de société est vue par Cornelius Castoriadis (1986, p. 328) comme l’expression d’un potentiel en devenir, car son application était limitée à une communauté très restreinte. En tant que pouvoir du peuple, la démocratie à Athènes s’exprimait directement à travers l’exercice du pouvoir par les hommes libres, excluant ainsi les femmes, les enfants, les étrangers et les esclaves. La gestion des affaires publiques était le domaine réservé des citoyens, c’est-à-dire des hommes libres impliqués dans la gouvernance de la res publica. Malgré cette limitation dans la pratique de la démocratie antique, elle reposait sur un ensemble de principes la définissant comme un régime idéal pour une société aspirant à la justice.

Pour les anciens Grecs, la question fondamentale était de déterminer ce qui constitue une bonne et juste société. Aristote, cherchant à répondre à cette interrogation, a examiné divers régimes politiques pour identifier celui le plus à même de favoriser une société juste, concluant que la démocratie méritait d’être privilégiée (Spector, 2011). Castoriadis (2010) précise qu’il ne s’agit pas de considérer la culture grecque, ou a fortiori la culture occidentale, comme un modèle universel pour l’humanité ou même pour l’Occident futur, mais de reconnaître dans l’expérience démocratique grecque antique l’ébauche d’un projet porteur d’espoir. Cette expérience, bien que fragmentaire, peut servir de fondement à une approche de la justice sociale et de la politique basée sur l’égalité des conditions et l’autonomie du sujet politique que représente le citoyen.

1.1. Les fondements de la démocratie directe antique

L’une des particularités marquantes de la démocratie dans la Grèce antique était la façon dont elle structurait l’action sociopolitique au sein de la cité. Cette structuration politique définissait clairement le domaine de la politique, distinguant ceux qui en faisaient partie de ceux qui en étaient exclus. Comme le souligne Giorgio Agamben (1997), cela se manifestait par la création de frontières déterminant les vies qui étaient politiquement significatives de celles qui ne l’étaient pas, une distinction fondamentale pour identifier les citoyens. Selon Aristote, les citoyens étaient ceux qui avaient la capacité d’être à la fois dirigeants et dirigés, autrement dit, les hommes libres engagés dans le processus politique au sein de l’agora et de l’ecclésia. En prenant cette définition au sérieux, on constate que les non-citoyens, tels que les étrangers, les femmes, les enfants et les esclaves, étaient totalement exclus du champ politique.

Cette séparation entre la vie privée et la vie publique était cruciale. Pour la Grèce antique, la vie publique était le socle de la cité sur le plan politique : elle constituait le cœur de l’organisation politique. La participation active était essentielle à l’existence de cet espace politique. Elle représentait le cœur de l’expérience démocratique, où tout reposait sur la participation citoyenne exercée de manière directe.

Bien que loin d’être parfaite, notamment en termes de justice sociale ou d’idéal de bonne société, l’expérience grecque est considérée comme l’une des moins mauvaises formes de régime politique ayant existé, selon Winston Churchill, cité par Myriam Revault d’Allonnes (2010). Selon Winston Churchill en effet, la démocratie est le pire des systèmes politiques essayés dans l’histoire, à l’exception de tous les autres. Cette perspective met en lumière la valeur unique de la démocratie, même dans ses formes les plus primitives, en tant que système aspirant à l’inclusion et à la participation de ses membres dans la gouvernance.

1.2. La démocratie face aux défis de l’époque moderne et à l’hégémonie occidentale

La remarque incisive de Churchill illustre la raison pour laquelle, au cours de l’époque moderne, l’Occident a été tenté de poursuivre le développement de la démocratie comme projet à perfectionner. Comme l’indique Castoriadis (1986, p. 134),

Le mouvement démocratique, ou émancipateur, ou révolutionnaire, est une création historique qui surgit une première fois en Grèce ancienne, disparait pendant longtemps, resurgit sous des formes et avec des contenus modifiés en Europe occidentale depuis la fin du haut Moyen Age.

L’expérience démocratique moderne s’est construite sur les fondations de plusieurs révolutions qui ont secoué et renforcé l’Occident, aboutissant à notre ère contemporaine. Elle est marquée, d’une part, par les révolutions américaines et françaises, et d’autre part, par les révolutions scientifiques et techniques, en particulier industrielles, avec comme jalon l’invention de la machine à vapeur en Angleterre par James Watt en 1784. Ces bouleversements ont engendré de nouvelles formes de société, qualifiées par Michel Foucault (1966) de l’ère de la naissance de l’homme.

Ces changements découlent d’une série de mouvements heuristiques initiés dès le XVe siècle, ou même avant, dès le XIIIe siècle, s’étendant de Montaigne à Francis Bacon, et de Copernic à Galilée. Le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme a marqué une profonde révolution dans la manière de concevoir la science. L’invention du télescope a permis à l’homme de prendre conscience de son rôle autonome dans la production de savoir. Cette révolution trouve un écho dans les travaux de René Descartes, qui inaugurent une nouvelle manière de philosopher mettant en avant la subjectivité. Sa célèbre formule « Je pense, donc je suis » établit une philosophie radicalement nouvelle, dans laquelle l’épreuve de la subjectivité devient le fondement de l’être.

La rupture philosophique introduite par Descartes ouvre la voie à l’avènement de l’homme se considérant désormais comme le fondement de lui-même, envisageant l’autonomie comme le moteur de son action. L’homme moderne se distingue de l’homme traditionnel, qui dépendait d’une entité supérieure, invisible, servant davantage de canal ou de transmetteur de messages. Cette période marque l’avènement de l’anthropomorphisme (Taguieff, 2002), où l’homme se positionne comme le centre de son univers, le baromètre dans son rapport avec lui-même (son intériorité) et son environnement (son extériorité).

Le détour par ce contexte philosophique et historique vise à éclaircir l’arrière-plan anthropologique qui a présidé à l’avènement de l’époque moderne. Il est essentiel de souligner l’importance de ces révolutions qui ont façonné le monde contemporain pour comprendre l’expérience actuelle de la démocratie. Ces événements révolutionnaires constituent le fondement sur lequel les acteurs modernes aspirent à édifier la démocratie. D’emblée, la question de la participation se pose comme centrale. Le défi réside dans la manière d’établir cette participation, étant donné qu’il semblait dès le début irréalisable de reproduire la démocratie antique telle qu’elle était pratiquée dans la Grèce ancienne. Quel type de participation devrait alors être envisagé ? La diversité des appellations — démocratie participative, représentative, délibérative, entre autres — témoigne de la complexité de cette tâche.

La problématique de la participation renvoie à la notion du peuple, le démos, qui devrait être au cœur de la démocratie. L’étymologie du terme « démocratie » elle-même, dérivant de démos (peuple) et cratos (pouvoir), souligne le peuple en tant qu’ensemble de citoyens partageant la gestion de la res publica. Dans l’antiquité grecque, le peuple exerçait son pouvoir principalement par sa participation à l’ecclésia et à l’agora. Ces espaces étaient des lieux de discours, de débats et de décisions, où les citoyens exprimaient leur volonté et établissaient les lois régissant la cité. La participation active à la vie de la cité était l’expérience même de la citoyenneté : un acte presque sacramentel, essentiel à la vitalité et à l’efficacité de la démocratie en tant que régime politique. C’est à travers cet engagement que le citoyen s’érige en co-gestionnaire de l’espace public.

Comment atteindre le statut de co-gestionnaire de la res publica dans un contexte socioéconomique dominé par le régime capitaliste, qui constitue la base des sociétés modernes occidentales ? Selon Ivan Segré (2017), le capitalisme représente la forme dominante d’un paradigme industriel qui a émergé à une époque spécifique, à partir des révolutions politiques, scientifiques et techniques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à aujourd’hui. Malgré son fondement sur l’autonomie individuelle, le capitalisme repose essentiellement sur des critères de solvabilité, favorisant une participation inégalitaire à son système en fonction du volume de capitaux possédés. Cette inégalité pose la question de la compatibilité entre la démocratie, envisagée comme un régime d’égalité participative, et le capitalisme, fondé sur des critères de solvabilité.

L’association de la démocratie avec le marché soulève une aporie significative. La transformation par les sociétés modernes des espaces démocratiques de la Grèce antique, tels que l’agora et l’ecclésia, en institutions ne résout pas cette contradiction fondamentale. Selon Karl Marx, analysé par Gérard Jorland (2018), le capitalisme se caractérise par une obsession de convertir la qualité en quantité, illustrant comment le capitalisme est une civilisation des nombres, des chiffres et des codes. Dans un tel régime, quelle est la place du peuple : est-il considéré comme une entité quantitative ou comme une essence qualitative ?

Cette interrogation invite à reconsidérer la notion aristotélicienne de citoyen, perçu comme le sujet politique par excellence de la démocratie, détenteur de qualités lui permettant d’être tour à tour dirigeant et dirigé. La question se pose de savoir si, dans le cadre du régime capitaliste, cette « qualité » mentionnée par Aristote repose sur la qualité ou la quantité. Cela amène à réévaluer la signification du terme « citoyen » : possède-t-il le même sens dans la démocratie moderne que dans l’antiquité ? Quelle est la définition d’un citoyen dans un monde contemporain gouverné par le libéralisme économique, et plus encore par le néolibéralisme, considéré comme une évolution ou une dégradation du libéralisme ?

Ces questions incitent à explorer la représentation du peuple dans les démocraties des sociétés développées du Nord, perçues comme des modèles pour les pays non occidentaux en matière de démocratie. La résolution du problème lié à la participation et à l’appropriation de la démocratie à l’époque moderne a conduit à l’émergence d’un nouveau mécanisme fondé sur la représentation. Myriam Revault d’Allonnes (2016) souligne que la représentation politique est une invention relativement récente. D’après elle, Thomas Hobbes est considéré comme le premier grand théoricien de ce concept, qu’il « a élaboré comme la nouvelle et nécessaire mise en forme et en sens de l’être en commun ». Partant de l’observation que les sociétés sont composées d’une multitude d’individus guidés par leurs passions, Hobbes, comme l’explique Revault d’Allonnes, voit dans le lien représentatif un moyen de « transmuter cette multitude disparate en un « peuple » uni ». Ainsi, comme le démontre Revault d’Allonnes, « le peuple n’est pas une réalité naturelle préexistante à la représentation : il se constitue dans et par la création même du Souverain. La représentation devient l’instrument qui, en l’absence d’un ancrage naturel de la communauté politique, forge son unité. » La représentation, telle qu’elle est discutée ici, est clairement une expression de la modernité politique, selon Revault d’Allonnes. Dans la démocratie moderne, le peuple est inventé à travers l’existence du Souverain, désormais incarné par ceux à qui le pouvoir politique est délégué : l’expérience directe de la participation devient, dans ce contexte, une possibilité écartée.

Le problème lié à la représentation découle en partie de sa définition même. Comme le souligne Revault d’Allonnes (2016), le terme est polysémique. Premièrement, représenter signifie rendre présente une chose absente, la matérialiser au moyen d’une image ou d’une figure, transformant ainsi l’absence en présence, dans un mouvement de « faire comme si ». En outre, représenter peut aussi signifier intensifier et renforcer la présence. Cette définition révèle immédiatement un paradoxe entre l’absence et le renforcement de la présence. L’expérience de la démocratie représentative en Occident, marquée par une crise profonde ces dernières années, soulève des questions. Peut-on affirmer que la représentation politique est un acte transformant l’absence en présence ? Ou bien sommes-nous souvent confrontés à une réalité où la présence vise principalement à perpétuer l’absence du sujet politique, celui pour lequel le représentant est censé manifester et intensifier la présence ?

Ces interrogations reflètent la crise de la représentation à laquelle les sociétés occidentales sont confrontées. Cette crise est à l’origine de mouvements de revendication tels qu’Occupy Wall Street et Nuit Debout, ainsi que de l’augmentation progressive de l’abstention électorale, symptomatique des nations souvent perçues, à tort, comme des modèles de démocratie. Par exemple, lors des premiers tours des élections législatives en France en 2022, le taux d’abstention a atteint 53%. Cette situation illustre le désenchantement croissant des citoyens vis-à-vis du système de représentation politique et remet en question sa capacité à incarner véritablement la volonté et la présence du peuple.

Selon Mathieu Niango (2017), la démocratie représentative, qu’il qualifie plutôt d’ordre représentatif, est un mythe. À son avis, le régime politique de la Ve République en France est moins une démocratie qu’une monarchie élective. Son diagnostic est sévère : « Les politiques servent les intérêts des milieux d’affaires. La presse est saturée de leur corruption. Leurs tentatives de manipulation sont de plus en plus souvent déjouées par les journalistes d’investigation et les réseaux sociaux. » Ce constat illustre une crise du gouvernement représentatif, survenue, selon Castoriadis (1989), parce que « Chez les modernes, l’idée de la démocratie représentative s’accompagne d’une aliénation du pouvoir, d’une auto-expropriation du pouvoir. » Les citoyens sont de plus en plus cantonnés à exprimer leur soutien à ce qu’il nomme l’oligarchie libérale.

En réalité, l’idée de démocratie représentative est en contradiction avec l’essence de la démocratie. En étant synonyme d’aliénation ou d’auto-expropriation du pouvoir, la démocratie représentative mine le fondement du sujet politique, qui se trouve dans l’incapacité d’exprimer sa souveraineté, pilier de sa citoyenneté. Cette expropriation du pouvoir, évoquée par Castoriadis, devient le socle de l’expérience démocratique dans les pays capitalistes. Wendy Brown (2009) souligne que l’argent est devenu l’Alpha et l’Oméga de la démocratie libérale : les représentants sont largement financés par des entreprises poursuivant leurs propres intérêts. Cette dynamique confère aux élites économiques et financières un pouvoir considérable, leur permettant de contrôler l’action de l’État. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’État moderne est devenu un butin précieusement gardé par les plus puissants de nos sociétés contemporaines.

La puissance financière s’infiltre dans le domaine politique, le transformant en un terrain où prévalent les désirs des plus puissants et les projets les plus injustes envers les êtres humains et l’environnement. Une telle démocratie, décrite par Catherine Colliot-Thélène (2011) comme une « démocratie sans démos », se révèle être une supercherie en regard de l’objectif fondamental de constituer un régime capable de promouvoir une société juste, bienveillante et égalitaire. Initialement, la démocratie devait instaurer une société d’égaux, où chaque citoyen, à égale distance des droits et des devoirs, pourrait trouver sa place et exprimer ses qualités. Toutefois, dans les démocraties libérales, le pouvoir de l’argent a rompu cet équilibre d’égalité, soumettant la majorité au règne des plus riches qui, en formant des consortiums, imposent leur volonté.

L’assimilation de la démocratie au marché amène Castoriadis à décrire l’expérience démocratique dans les pays du Nord comme une oligarchie libérale, comme on l’a déjà mentionné. Pour justifier cette qualification, il cherche à trouver réponse à la question suivante :

Pourquoi parler d’oligarchie libérale là ou journalistes, politiciens et écrivains irréfléchis parlent de démocratie ? Parce que démocratie le pouvoir du démos, du peuple, et que ces régimes se trouvent sous la domination politique de couches particulières : grands financiers et industriels, bureaucratie managériales, haute bureaucratie étatique et politique, etc. Certes, la population y a des droits ; certes, ces droits ne sont pas « simplement formels », comme on l’a dit stupidement, ils sont seulement partiels. Mais la population n’a pas de pouvoir : elle ne gouverne ni ne contrôle le gouvernement ; elle ne fait ni la loi ni les lois ; elle ne juge pas. Elle  peut périodiquement sanctionner la partie apparente-émergée- des gouvernants par les élection – c’est ce qui s’est passé en France en 1981 –, mais pour ramener au pouvoir d’autres  de la même farine – c’est ce qui va se passer probablement en France dans quelques mois (Castoriadis, 1986, p. 133-134).

Ironiquement, ces pays non-alignés, désignés comme le Tiers-Monde par le démographe français Alfred Sauvy, sont devenus des cibles de conquête, cette fois sous l’influence des États-Unis, le nouveau leader du monde postmoderne. Victorieux à la fois des deux guerres mondiales et de la Guerre Froide, en particulier après la chute du mur de Berlin en 1989, les États-Unis ont marqué le début d’un capitalisme débridé. Ce capitalisme, comme le décrit Wendy Brown (2015, pp. 17-21), a presque entièrement domestiqué ce qui restait de l’État providence, se présentant comme un rouleau compresseur face à toute forme de résistance, redéfinissant ainsi les contours du pouvoir et de la souveraineté à l’échelle mondiale.

1.3. L’hégémonie euro-atlantique et la formation du Tiers-Monde

La réalité de la démocratie libérale dans les sociétés développées du Nord ne se limite pas uniquement à leurs propres réalités sociales. En étant également les maîtres du monde, elles instaurent, au rythme de leurs profits, leur réalité politique partout ailleurs. L’un des moments forts de cette conquête, constitutif du régime capitaliste, comme le montre Immanuel Wallerstein, est la période de la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquée par le triomphe des États-Unis comme nouvelle nation hégémonique. Cette époque constitue un troisième âge du triomphe du monde occidental sur le reste du monde. Celui-ci a débuté avec ce que leurs historiens ont appelé « la Grande Découverte », marquée par la sortie de l’Europe d’elle-même en tant qu’entité conquérante vers d’autres horizons. Cette expansion sous la bannière du mercantilisme a instauré une économie-monde ayant pour but de tout capturer sur son passage, pour reprendre le terme utilisé par l’anthropologue suédois Goran Hyden (1989). Cette expansion progressive se base sur l’idéal du progrès. À la fin du XIXe siècle, le monde occidental se heurte au mur de la surproduction avec le processus d’industrialisation massive de la plupart de ses principaux pays. Pour contourner la loi de la baisse tendancielle du taux de profit théorisée par Marx, la plupart de ces pays mettent en place une politique expansionniste qui s’ouvre sur la conquête de nouveaux territoires pour l’écoulement de leurs marchandises. Cette période expansionniste, par effet pervers, débouche sur les deux guerres mondiales, expression des conflits de rivalité entre les grandes puissances du monde occidental. La fin de ces deux guerres n’a pas mis un terme à l’esprit de conquête caractérisant les pays du capitalisme occidental. Cela s’ouvre sur la formation de trois grands blocs[3]: l’Est, l’Ouest et les pays non alignés ayant pris part à la Conférence de Bandung en 1955, proclamant, comme le montrent Claude Moïse et Émile Ollivier (1992, p. 32), la grande décolonisation et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ironiquement, ces pays non alignés regroupés à travers ce qu’Alfred Sauvy, démographe français, appelle le Tiers-Monde, deviennent des éléments de conquête, cette fois-ci sous la houlette du nouveau leader du monde postmoderne, les États-Unis d’Amérique, doublement victorieux des deux guerres mondiales et de la guerre froide, au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989. Cette chute ouvre sur le triomphe d’un capitalisme sans borne, domestiquant presque partout ce qui reste de l’État-providence et s’érigeant en rouleau compresseur face à tout élément de résistance (Brown, 2015, p.17-21).

1.4. Le Tiers-Monde pris au piège du périphérisme et du narratif occidental

Éloignés de leur passé, les pays du Tiers-Monde sont contraints de se raconter dans un nouveau narratif marqué par la globalisation du monde. L’occidentalisation devient l’horizon vers lequel tout récit collectif doit tendre. Celle-ci impose son universalisme ethnique comme le référent indépassable auquel il faut se fier pour être considéré comme moderne et traité avec respect dans le concert des nations. Ce nouveau paradigme se déploie dans les pays du Tiers-Monde dans un élan néocolonialiste qui se traduit par des programmes d’aide au développement faisant office de périphérisme. De la religion à l’urbanisme pratiqué au cœur de ces pays, le référent occidental érige ses bases et implante ses racines jusque dans les psychés. Tout le passé de ces nations est répudié, relégué à la tradition et à l’arriérisme qu’il convient de bannir, même au prix du sang.

Le discours d’un président français à Dakar en 2012 fait écho à un tel projet en vociférant avec l’arrogance la plus éculée que l’Homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’histoire[4], alors même que des œuvres cultuelles et culturelles créées par des Africains anciens remplissent les lieux d’exposition de nombreux musées en Occident. L’histoire est ici considérée comme unique et universelle, celle de l’Occident. Ceci devient l’Alpha et l’Oméga de l’humanité sur Terre. Pour tenter de se conformer à ce paradigme hégémonique, se développe ce que nous appelons un périphérisme. Celui-ci est l’expression du mimétisme de la manière d’être occidentale. Dans la plupart des cas, ce mimétisme se renferme dans une certaine singerie. Celle-ci offre la possibilité de s’inscrire dans le monde de l’Occident et d’être aussi au centre de la vie au sein des mondes assignés à la périphérie des centres de l’Occident. Le périphérisme constitue un creuset de privilèges pour tous ceux qui s’érigent en apôtres : le privilège peut aller de l’accès à une rente symbolique convertible en biens matériels à des rentes plus économiques et plus tangibles. Pour y trouver leur place, certains se livrent même à un “trafic d’idées tropicales” malin, confortant la supériorité occidentale. L’accession aux attributs culturels des Occidentaux fait de ces derniers des Moïse sauvés des eaux. Ce statut leur ouvre des portes en Occident. Les privilèges obtenus deviennent des chaînes qui les retiennent captifs. Dans ce cas, leur critique de l’Occident se heurte à des obstacles : ils peuvent critiquer la civilisation occidentale comme les Occidentaux le font eux-mêmes à propos de leur propre histoire. Mais les privilégiés des pays du Tiers-Monde maternés par l’Occident ne sont pas capables de pousser la critique de l’Occident au-delà des limites implicites imposées, sous peine d’être rejetés et déclarés persona non grata dans les festivals, sommets, forums, etc., qui sont des lieux de rentes par excellence. Pour être dans la cour « des grands », la cour « des vrais gens », il faut se soumettre, souvent avec un sens critique trompeur, à cette injonction : il faut s’adapter. On le sait très clairement, depuis Valentin-Yves Mudimbe, que la sortie de ces sentiers battus ne se trouve que dans la voie de l’inadaptation, que dans la voie de l’excommunication. Cette voie est en train d’être abordée avec intelligence et patriotisme sur le continent africain par un groupe d’hommes et de femmes au Mali qui souhaitent sortir leur pays de la routine en l’inscrivant dans un projet de libération et de rupture avec le périphérisme et le néocolonialisme.

Ce jeu d’adaptation au périphérisme imposé par l’Occident à travers ses agences et ambassades physiquement présentes dans les pays du Tiers-Monde instaure un cercle vicieux qui empêche de tracer les voies de son implosion. Le narratif découlant de ce jeu s’inscrit dans l’hégémonie que l’Occident a longtemps imposée à l’horizon de ses multiples arrière-cours. Ainsi, pour être conforme au temps qu’impose cet horizon, le tiers-mondisme n’a d’autre choix que de se fier au narratif imposé par l’Occident chrétien. C’est dans cette logique que la démocratie, en tant que régime de vie, s’est instaurée comme horizon indépassable devant les regards des acteurs des pays du Tiers-Monde. Dans la plupart des cas, ce régime politique est présenté comme un instrument de chantage garantissant la protection des multinationales qui siphonnent les économies de ces pays.

1.5. La démocratie dans les pays du Tiers-Monde comme prêt-à-porter du périphérisme

Avant de traiter de l’expérience démocratique dans les pays du Tiers-Monde, en se focalisant notamment sur la société haïtienne, il est essentiel de clarifier la signification des termes « pays du Sud » ou « Tiers-Monde ». Il convient de noter que les pays du Sud désignent des entités historico-géographiques qui ont acquis leur signification dans le contexte mondial émergent après la Seconde Guerre mondiale (Hurrell & Sengupta, 2012). L’origine de cette distinction est tracée par le sociologue américain Immanuel Wallerstein (2000) à la période suivant la guerre, plus précisément à la conférence de Bandung en 1955. Cette conférence a rassemblé plusieurs pays de l’hémisphère sud qui ont proclamé leur non-alignement vis-à-vis des blocs opposés de l’Est et de l’Ouest durant la guerre froide. Selon Hurrell et Sengupta (2012), ces pays ont longtemps été caractérisés par la pauvreté.

Toutefois, avec l’avancée de la mondialisation économique, certains de ces pays ont commencé à s’extraire de la pauvreté, se positionnant comme des nations émergentes et atteignant un niveau de richesse accru. Parmi eux figurent la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud, souvent regroupés sous l’acronyme BRICS. Face à cette évolution, l’économiste Robert Zoellick a émis l’hypothèse que nous assistons à la fin du Tiers-Monde (Hurrell & Sengupta, 2012).

Malgré leur effort de non-alignement durant les années 1950, les pays du Tiers-Monde sont restés des cibles de convoitise pour les grandes puissances mondiales. La période suivant la guerre a été marquée par l’hégémonie des États-Unis, qui se sont érigés en leaders de la civilisation occidentale moderne, prenant la relève de ce que Wallerstein nomme l’économie-monde, établie progressivement depuis le XVIe siècle avec l’événement que les Occidentaux appellent « La Grande Découverte ». Cette appellation révèle l’arrogance de l’Europe, qui, depuis cette époque, s’est considérée comme « l’Ancien Monde ». Cette attitude peut être interprétée comme fondée sur un ensemble de faussetés qui soutiennent le projet d’uniformisation mondiale initié par les Européens. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la démocratie est promue comme le modèle idéal pour intégrer les pays du Tiers-Monde sous l’influence occidentale. Rapidement, la démocratie, liée au néolibéralisme en vogue dans les années 1980, est devenue une formalité politique pour ces nations. Elle a également été adoptée par la majorité des institutions multilatérales, contrôlées par les Occidentaux, comme un moyen de pression contre les dirigeants des pays du Sud. La démocratie formelle, souvent imposée de manière inappropriée aux dirigeants des pays en développement, sert également de moyen par lequel les puissances occidentales sapent les souverainetés locales dans les pays périphériques.

La plupart des élites locales de ces pays, en difficulté pour créer un narratif indigène et patriotique, trouvent dans le projet néolibéral un terrain fertile leur permettant de devenir des acteurs régionaux et, de surcroît, des interlocuteurs internationaux. De manière illusoire, la démocratie promise par les occidentaux a été rapidement dissociée du néolibéralisme. Mais lorsqu’on gratte à la surface, plus on gratte, plus on se rend vite compte que cette démocratie proposée constitue une parodie de démocratie axée sur un ensemble de procédures faisant d’elle une démocratie libérale et formelle. Dans ce contexte, la création de partis politiques, d’organisations populaires et d’organisations de défense des droits de l’homme trouve un terrain fertile pour s’accroître. L’accent est rapidement mis sur la séparation de la société civile et de la société politique. Appartenant à la société civile en tant qu’acteurs appelés à défendre une société juste, les instigateurs de celle-ci se présentent comme des acteurs cantonnés dans « le camp du bien ». En tant que tels, cela les angélise et les présente comme ontologiquement incorruptibles.

Dans certains cas, même après avoir été corrompus dans des activités sociopolitiques, ces derniers peuvent continuer à se présenter comme des modèles et à donner des leçons de morale. Les mouvements de la société civile dans les pays du Tiers-Monde, particulièrement en Haïti, deviennent un espace hétérogène et polymorphe. On y trouve des acteurs se disant anti-impérialistes et des écologistes déjà guidés par les critiques environnementalistes issues du Rapport Meadows, du Club de Rome ou de multiples sommets pour l’environnement. Ces derniers réclament un changement de paradigme par rapport au modernisme qui a longtemps caractérisé les projets de développement calqués sur l’expérience linéaire de croissance ayant marqué le développement des économies des pays développés du Nord.

Les acteurs de la société civile qui prétendaient donner le ton dans les pays du Tiers-Monde en s’érigeant souvent en entités farouchement opposées aux activités de développement mises en œuvre par les institutions de Bretton Woods ont, pour la plupart, les mains et les pieds liés par des financements soutenus par celles-ci. Les débats sur les financements dérivés de ces institutions n’ont jamais eu lieu. Cela représente une pierre d’achoppement pour la libération de la vie socio-économique de ces pays périphériques. Les agences internationales comme l’Agence Française de Développement (AFD), l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), la Banque Interaméricaine de Développement (BID), la Banque mondiale ou les multiples Organisations Non Gouvernementales (ONG) qui peuplent les artères de ces pays du Tiers-Monde, trouvent grâce aux yeux de ces sociétés civiles.

Haïti constitue un exemple parfait de cette réalité qui a marqué le Tiers-Monde durant la période d’après-guerre. Les luttes pour la démocratie ont trouvé un contexte favorable marqué par une longue dictature menée dans un premier temps depuis 1960 par François Duvalier, arrivé au pouvoir en 1957, puis maintenue par Jean-Claude Duvalier, adoubé de manière héréditaire pour prolonger les projets dictatoriaux de son père. Ce contexte, surtout durant les années 1970, trouvait toute une génération qui s’engageait pour la libération d’Haïti de ce régime sanguinaire. C’est à travers l’émergence d’une presse alternative que le ton fut donné : Petit Samedi Soir (PSS), Radio Haïti Inter, Radio Métropole, Radio Cacique, etc. Cette génération d’hommes et de femmes faisait vite de la démocratie leur credo, quelle que soit leur orientation politique affichée en termes de ceux qui étaient de gauche ou de droite. En s’identifiant à la société civile, les principaux opposants à ce régime confectionnent comme de petites caravelles des associations culturelles, politiques et économiques en vue d’accéder à la scène nationale, régionale ou mondiale. C’est dans ce contexte que sont apparus le mouvement des petits comités ecclésiaux (TKL : Ti Komite Legliz), les mouvements caritatifs à travers des Organisations Non Gouvernementales (ONG), initiés par les clergés, « adeptes de la théologie de la libération », et l’Église Catholique ayant pris le relais du mouvement d’opposition lancé contre le jeanclaudisme à travers la presse alternative et les mouvements d’animation communautaire. Les mouvements des années 1980 ont eu gain de cause avec la chute de Jean-Claude Duvalier, le 7 février 1986. Cette chute est survenue dans un contexte caractérisé par l’émergence d’un nouvel ordre international marqué par la fin des dictatures un peu partout dans le monde. L’implication du président américain, Jimmy Carter, dans l’élan ayant fortifié la société civile à la rescousse du mouvement démocratique haïtien en dit long sur les racines exogènes de celui-ci. Ce nouveau contexte instauré par l’hégémonie américaine allait marquer l’atmosphère politique dans les pays du Tiers-Monde, la société haïtienne en particulier. La démocratie s’impose en fait comme un effet de mode, véritable symbole de l’esprit du temps. En Haïti, le « mouvement démocratique au départ, c’est aussi, plus obscurément, le travail des groupes d’animations communautaires et des militants d’organisations politiques clandestines qui, à la suite des échecs répétés de la lutte armée, ont orienté leurs activités vers la conscientisation des masses et les conquêtes partielles sur le terrain. Les problèmes du pays sont discutés à haute et intelligible voix » (Moïse et Ollivier, 2001, p. 67).

« Les démocrates » des années 1980, opposés à la dictature des Duvalier, se trouvaient désormais au pied du mur ; comme dit le proverbe, c’est au pied du mur qu’on reconnaît le vrai maçon : c’était le moment ou jamais de prouver à la face du monde qu’ils étaient réellement démocrates et capables d’instaurer la démocratie, comme régime politique et forme de société, au sein du pays. Sans aucune surprise, la démocratie martelée à tort et à travers se confondait très vite à une illusion basée sur la réclamation de procédures formelles comme la réalisation d’élections, le maintien de la liberté d’expression et le droit d’association, même si les associations confectionnées dans la foulée s’érigeaient assez rapidement en croquis vides, comme on le souligne plus haut, de simples caravelles confectionnées pour permettre aux petits groupes incestueux de naviguer dans le vaste océan qu’a toujours été la société haïtienne. Ceci est tellement vrai que l’un des acteurs sournois de cette mouvance, René Préval, président de la République et plaisantin cynique de surcroît, a intimé aux plus démunis de la société de nager afin de pouvoir s’en sortir. Après près de quatre décennies d’expérience démocratique, la démocratie telle qu’elle a toujours été chantée par les démagogues haïtiens demeure un vœu pieux, un espace d’illusion : car le peuple, figure souveraine de la démocratie, a été maintenu dans l’insécurité matérielle et spirituelle, c’est-à-dire incapable d’accéder à aucun pouvoir d’être. Le symbole démocratique devient la liberté de rouler sa langue avide dans sa bouche sans rien de consistant à faire valoir. La liberté d’expression évoquée sans éducation ouvre la voie à la liberté de parler pour ne rien dire ou de dire des choses sans consistance, sans discipline logique : cela fait que l’on confond le plus souvent la logique des choses aux choses de la logique. Même là encore, la liberté d’expression a été vite associée à une véritable supercherie : les médias sont devenus très vite des lieux où des copains se donnent rendez-vous chaque semaine pour des discussions de complaisance. Il suffit de prendre n’importe quelle émission de débats sur une année pour voir que les invités sont toujours les mêmes qui reviennent pour répéter les mêmes idées. Pas de débats contradictoires. Cela n’est pas différent d’une année à l’autre. Ce qu’on appelle ironiquement liberté d’expression est associé à des émissions libres tribunes où les espaces d’échanges sont sommairement organisés avec des interventions sans impact, ni pour ceux qui parlent, ni pour ceux qui écoutent.

1.6. La démocratie et la souveraineté du sujet

La démocratie ne peut pas exister sans la conjugaison de la souveraineté du sujet : c’est en fait ce que Cornelius Castoriadis aime appeler l’autonomie ou l’imaginaire radical instituant[5] (2010). Cette question, chez cet auteur, n’est pas abordée uniquement sur le plan individuel ; cette autonomie, pour lui, doit être aussi fondée sur l’autogouvernement de la société (Castoriadis, 1986, p.128). Celui-ci, selon lui, doit être “articulé dans et par l’autogouvernement des groupes qui composent [la société] – groupes de producteurs, groupes locaux, etc.” L’on voit ici que les groupes de la société doivent être codétenteurs de la souveraineté nationale. Dans ce cas, dans une société fondée sur l’autonomie, toute action collective, médiatisée à travers des groupes formels ou informels, doit être un creuset anti-aliénation. L’agir ensemble dans une société démocratique devient un lieu d’épanouissement de soi et du collectif, il devient un lieu de réalisation de ses parties prenantes, le peuple comme communauté de citoyens.

C’est ce qui fait dire à Cornelius Castoriadis (1986, pp. 195-196) que

la démocratie ne consiste pas à élire, dans le meilleur des cas, tous les sept ans un président de la République. La démocratie, c’est la souveraineté des démos, du peuple, et être souverain c’est l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et la démocratie exclut la délégation des pouvoirs ; elle est pouvoir direct des hommes sur tous les aspects de la vie et de l’organisation sociales, à commencer par le travail et la production.

Cette souveraineté du démos dont parle Castoriadis est le fondement de la démocratie. Le démos, comme la communauté des citoyens, constitue la base sur laquelle se dynamise la démocratie comme régime politique. C’est à travers sa souveraineté que se sécrètent les lois qu’il se donne, se gouverne, manifeste sa liberté qui est une condition fondamentale de l’institution de la communauté politique. Les hommes libres, comme éléments fondamentaux de la démocratie, constituent à la fois des sujets souverains de manière individuelle et collective. Le devenir du sujet politique au sein du régime démocratique se base sur la participation. Celle-ci

se matérialise dans l’ecclésia, l’Assemblée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (isègoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopsèphia), et l’obligation morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhèsia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux, où il n’y a pas de juges professionnels ; la quasi-totalité des cours sont formées de jurys, et les jurés sont tirés au sort. (Castoriadis, 1986, p. 359-360).

À partir de ce modèle, on est en droit de se demander quelle est la signification et la pertinence de l’ecclésia, l’isègoria, l’isopsèphia et la parrhèsia dans l’expérience politique démocratique au sein de la société haïtienne. La réponse à cette question est tellement évidente, car le constat saute crûment aux yeux en montrant la non-pertinence de ces différents termes au regard de l’expérience politique haïtienne. Car celle-ci est réduite avec éloquence à la démagogie.

La difficulté de repérer le demos dans l’expérience politique au sein de la société haïtienne est l’expression de la manière de faire société ensemble marquant l’institution de celle-ci. Le peuple comme sujet politique ne peut pas prendre naissance sur un terreau marqué par l’infertilité du néocolonialisme, repris, comme mode de gouvernement, par les élites dominantes haïtiennes dès l’institution de la société. Ce que les néocolons haïtiens appellent peuple à tout va dans leurs agissements politiques n’est que ce qu’Aristote appelait l’instrumentum vocale. Celui-ci, dans l’évolution de la société haïtienne, se retrouve dans plusieurs rôles : paysans, soldats, milices, militants, commerçants, travayè, votants, etc. Plus le peuple est évoqué comme sujet politique, plus il est appelé à revêtir les habits de l’objet en devenant des moyens d’enrichissement, de pression garantissant l’exploitation des rentes symboliques, politiques, économiques, etc. C’est ce qui fait, malgré lui, qu’il s’impose comme véritable minerai à siphonner. Quelqu’un a soutenu un jour, dans le micro d’un journaliste étranger, que la situation dégradante du pays constitue pour lui le véritable creuset inspirant la confection de ses magnifiques romans récompensés par le néolibéralisme culturel, drapé dans des vêtements de gauche, la gauche ethnique et occidentalocentriste.

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Notes

[1] Géraldo Saint-Armand, M. Sc., est professeur et directeur du département de sociologie au Campus Henry Christophe de Limonade, affilié à l’Université d’État d’Haïti (UEH). Ses études de premier cycle en sociologie et en gestion ont été respectivement menées à la Faculté des Sciences Humaines de l’UEH et à l’Institut des Hautes Études Commerciales et Économiques (IHECE). Monsieur Saint-Armand détient également deux masters : l’un en Économie sociale et solidaire obtenu à l’Université Lumière Lyon 2, en France, et l’autre en Anthropologie et écologie, acquis à l’Université Catholique de Madagascar (UCM), à Madagascar. Il a écrit plusieurs essais sur Haïti, parmi lesquels Politiques de l’insécurité. Une anthropologie narrative du régime d’existence en Haïti, publié en 2021 aux Éditions Étoile Polaire. Ses travaux de recherche actuels se concentrent sur la relation entre territoire et insécurité, ainsi que sur l’expérience anthropologique du développement rural dans les pays du Sud dans le contexte de la mondialisation économique.

[2] Pour Émile Ollivier et Claude Moise (1992, p. 63), la chute du gouvernement de Duvalier est le résultat de « l’histoire d’une longue bataille commencée timidement, sans préméditation ni coordination stratégique au cours des premières années de la décennie 1970. Mais le mouvement qui se dessine prend une certaine ampleur avec le temps, avec les circonstances. Tout à coup, la scène politique, peuplée de nouveaux acteurs, se met à se réanimer.  On voit le pays commencer à bouger sous la croute épaisse du duvaliérisme. Au fil des jours, les revendications et les audaces, les prises de liberté et les innovations hardies, sur le plan des idées, des propositions et de l’organisation, ont fait émerger le mouvement démocratique comme force significative dans l’équation politique haïtienne au cours des années 80. »

[3] Ces deux blocs s’érigent très rapidement dans les esprits comme camp du bien et camp du mal. Ce dualisme s’impose en Haïti comme véritable paravent cachant les vrais visages de ceux qui se réclament en permanence d’être dans le camp du bien.

[4] Le discours du président Nicolas Sarkozy est le reflet du fameux discours de Jules Ferry qui croyait que les peuples jugés supérieurs ont pour responsabilité de civiliser ceux qu’il considérait comme inférieurs.

[5] Cornélius Castoriadis pense qu’« À partir du moment où nous parlons d’imagination radicale, chez les individus et – c’est ce qui nous intéresse ici – d’imaginaire instituant radical dans l’histoire, nous sommes obligés d’admettre que toutes les sociétés au même titre procèdent d’un mouvement de création d’institutions et de significations. »

À propos de l'auteur

Géraldo Saint-Armand

Géraldo Saint-Armand, M. Sc., est professeur et directeur du département de sociologie au Campus Henry Christophe de Limonade, affilié à l’Université d’État d’Haïti (UEH). Ses études de premier cycle en sociologie et en gestion ont été respectivement menées à la Faculté des Sciences Humaines de l’UEH et à l’Institut des Hautes Études Commerciales et Économiques (IHECE). Monsieur Saint-Armand détient également deux masters : l’un en Économie sociale et solidaire obtenu à l’Université Lumière Lyon 2, en France, et l’autre en Anthropologie et écologie, acquis à l’Université Catholique de Madagascar (UCM), à Madagascar. Il a écrit plusieurs essais sur Haïti, parmi lesquels Politiques de l’insécurité. Une anthropologie narrative du régime d’existence en Haïti, publié en 2021 aux Éditions Étoile Polaire. Ses travaux de recherche actuels se concentrent sur la relation entre territoire et insécurité, ainsi que sur l’expérience anthropologique du développement rural dans les pays du Sud dans le contexte de la mondialisation économique.

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Informations bibliographiques

Nom de l’auteur: Saint-Armand, Géraldo
Année de publication: 2024.
Titre de l’article: L’expérience démocratique haïtienne au cœur du désert de citoyenneté
Nom de la revue: Revue Enjeux sociétaux
Numéro de la revue: 3
DOI : https://doi.org/10.6084/m9.figshare.25603482.v1
URL: https://enjeux.charesso.org/lexperience-democratique-haitienne-au-coeur-du-desert-de-citoyennete

 

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