La Révolution haïtienne de 1804, entre Marxisme et Décolonialité

Résumé

Cet article discute en marge de l’ouvrage de Jean Casimir, Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens, les conditions d’une analyse marxiste de la Révolution haïtienne de 1804. Il interroge le « rejet » par les études décoloniales des pensées marxistes pour repenser cet événement radical. Nous postulons une « rencontre épistémique » entre les marxismes et les études décoloniales afin de cerner les enjeux capital-travail de cette Révolution et aussi ses antécédents coloniaux déployés comme la face cachée de la Modernité. Nous tenons à expliquer l’absence de références marxistes, notamment des Jacobins Noirs de CLR James, dans l’excellent ouvrage de Casimir qui propose d’inverser les méthodes d’intelligibilité de cette Révolution. Que pourrait rapporter à Casimir les travaux de CLR James, d’Etienne Charlier et de Michel Hector dans son étude novatrice sur la Révolution haïtienne de 1804 ?

Mots-clés

Texte intégral

La Révolution haïtienne de 1804 a produit une crise dans l’épistémologie occidentale. Les fondements de son intelligibilité étaient difficiles à appréhender par les tenants de cette épistémologie. L’historien haïtien Michel R. Trouillot (2015) évoque plutôt sa nature impensable par les corpus conceptuels de l’Occident colonial et capitaliste. Depuis son explosion en 1804, elle ne cesse de se reconstituer en objet de réflexions du côté des philosophes et des chercheurs en sciences humaines. Pendant ces vingt dernières années, les termes de ce débat tendent à se renouveler au prisme de la postcolonialité et de la décolonialité.

Le sociologue haïtien Laennec Hurbon (2007) voit dans cette révolution une « avancée postcoloniale » et estime plutôt que « désormais c’est l’Occident qui devrait s’efforcer de rattraper la Révolution haïtienne ». Ce qui exige, dit-il, une sortie de la vision coloniale de l’Histoire. Le philosophe haïtien Adler Camilus[1] se tourne vers la décolonialité pour saisir le nœud radical de cet événement, après avoir décortiqué la tradition philosophique occidentale. Le dernier ouvrage du chercheur haïtien Jean Casimir fait ce qu’on peut appeler une analyse décoloniale de la Révolution haïtienne de 1804. Préfacé par Walter Mignolo, cet ouvrage annonce l’entrée solennelle de cette Révolution dans le champ des études décoloniales. Que rapporte le schème épistémologique de la décolonialité aux études sur la Révolution haïtienne ?[2] Cette question interpelle la pertinence des analyses marxistes de cette Révolution qui ont émergé depuis les années 1930 avec la publication de Les jacobins noirs de CLR James et les débats haïtiens sur la nature de cette Révolution et de la formation sociale haïtienne.

L’étude de Casimir se veut décoloniale dans la mesure où elle part des côtés négatifs de la modernité : le commerce des esclaves. Ainsi, elle dénonce cette partie importante de l’histoire longtemps cachée par l’Occident qui évoquait surtout les gains économiques de cet évènement. Cette lecture décoloniale, poursuit l’auteur, a un rôle démystificateur, à savoir dévoiler le système-fétiche qui est à la base de la structuration conceptuelle de la modernité/coloniale. Cette lecture consiste à « dénoncer la fiction ontologique du vocabulaire de la modernité occidentale dans toutes ses langues vernaculaires modernes » (Casimir, 2018, p. xxx). Elle doit viser, précise l’auteur, les « images du monde qui nous empêchent de voir ce qui est devant nous » (Casimir, 2018, p. xxx), et trouver le sens caché des interprétations fondées sur des préjugés ethnocentristes. Donc, la lecture décoloniale exige une critique herméneutique allant au-delà de l’objet examiné et de ses représentations. La démarche de Casimir déconstruit l’histoire partiale et incomplète élaborée autour de cette Révolution afin de poser les conditions d’une narration haïtienne de cet évènement.

La pertinence de l’étude de Casimir réside au niveau de la rupture effectuée avec les narrations précédentes sur la révolution haïtienne, notamment celle de CLR James : Les Jacobins noirs (1938). Cet ouvrage classique est exclu par Casimir au point de n’en faire jamais mention dans sa bibliographie. C’est une façon de signaler son impertinence dans l’orientation de sa démarche analytique décoloniale. L’originalité de la méthode de Casimir, souligne Walter Mignolo, se trouve dans son refus de partir des héros de l’Indépendance, comme Toussaint Louverture, mais du « pouvoir et de la beauté du peuple haïtien» (Casimir, 2018). Casimir exige de prendre en compte le peuple souverain afin de saisir la base de ce mouvement révolutionnaire. Casimir dépasse la stratégie de CLR James qui consiste à « voir par le bas » pour parvenir au peuple souverain. James passe par les héros pour cerner les aspirations des masses populaires. Casimir évite toute médiation pour atteindre les sujets les plus subalternes de la Révolution haïtienne de 1804. C’est un vrai déplacement géographique du savoir influencé par « ce qui nous émeut », écrit Walter Mignolo, l’une des figures de proue de la décolonialité.

Je suis intéressé par cette réception mitigée de l’étude de CLR James, marxiste caribéen, ce qui soulève le rapport contrasté entre le marxisme et la décolonialité. Cette première étude marxiste de la Révolution de 1804 pose de jalons pertinents pour sortir des thèses de l’Occident colonial et capitaliste tout en restant dans l’entourage conceptuel et idéologique de la Modernité. Ce malaise dans la tradition haïtienne avec Les Jacobins noirs est lié à la conception du marxisme de James, disons de son marxisme lui-même. Je voudrais montrer comment cet échec de James à sortir du colonialisme par le marxisme est loin de rendre responsable l’appareil théorique de Marx et d’Engels. Il devient nécessaire de reformuler le marxisme de James afin qu’il accouche d’une analyse anticolonialiste de la Révolution de 1804. L’idée sous-jacente est la suivante : on ne peut plus penser du point de vue haïtien cette révolution si on ne part pas des prémisses marxistes posées par Les Jacobins noirs.

La disjonction entre Marx et la décolonialité est relevée par beaucoup d’auteurs. Chez Camilus, la conception haïtienne de l’émancipation a été prise au dépourvu au regard de l’absence de l’idéal radical de la révolution haïtienne chez Marx. Marx est rarement évoqué chez Casimir qui se tourne beaucoup plus vers des figures non occidentales, notamment les intellectuels latino-américains. Walter Mignolo soutient que la « décolonialité ne peut être cartésienne ou marxiste »[3] Comment repenser les théories marxistes au prisme de la décolonialité ? Le monde non occidental n’exige-t-il pas cette rencontre nécessaire entre marxisme et décolonialité ? Quelle place pour les thèses marxistes dans le projet de la décolonialité ? Que propose la singularité du cas haïtien dans ce débat marxisme/révolution/décolonialité ?

Je vais d’abord présenter les grandes thèses de l’ouvrage novateur de James, ensuite discuter de sa réception dans le marxisme haïtien et enfin interroger CLR James (et son marxisme) à partir de la décolonialité casimienne. L’esprit de cet article tend vers l’appréhension critique de James par les marxistes haïtiens de la deuxième moitié du XXe siècle. L’ouvrage de Casimir demeure un prétexte bien contextualisé.

Le pari marxiste de CLR James

Les Jacobins noirs apparaissent comme l’une des œuvres de James les plus complètes et réfléchies. Cette étude joue un rôle central dans la consistance idéologique des initiatives de l’auteur. Publié en 1938 en Angleterre, cet ouvrage était dans la tête de James avant même de quitter Trinidad en 1932. La décision d’écrire la Révolution haïtienne de 1804 s’enracine dans la Caraïbe d’où il articule sa critique des grandes thèses de l’Occident colonial. La tentative de réécrire l’histoire de cette révolution se nourrit des effets périphériques du capitalisme et du colonialisme sur les pays du sud. L’Europe lui a permis d’approfondir les données sur cet évènement en consultant les archives. James se trouve confronté aux limites des analyses sur la Révolution haïtienne ; selon lui, les livres consultés en France et en Angleterre n’avaient « aucune valeur historique » (James, 1938, p. xi) car ils souffraient d’une « approche superficielle » qui ne prend pas en compte les vrais enjeux économiques. Toute la pertinence de l’étude de James se trouve au niveau de son intérêt pour la puissance des forces économiques de l’époque qui ont modelé la société et la masse des individualités. La Révolution haïtienne se trouve expliquée au regard des contradictions du capitalisme occidental.

« La Caraïbe est toujours considérée en fonction de la civilisation occidentale, jamais à partir de sa propre histoire » (James, 1938, p. xv), écrit James pour souligner l’horizon de ses préoccupations. Il montre la nécessité de sortir de la Caraïbe créée par l’Occident pour fonder le socle de son idéologie ethnocentriste. Il Invite à se tourner vers les « esclaves », les véritables sujets de cet événement. L’objectif de James est de combattre la place subalterne attribuée aux Africains dans l’Histoire. L’analyse de la Révolution haïtienne permet à James de repenser la subjectivité des Africains invalidée par la pensée occidentale qui ne cesse de diaboliser la révolution de 1804. Cette focalisation sur l’Afrique exige la création de nouveaux outils aptes à cerner les singularités de ce peuple non occidental. Ainsi, James vacille entre la figure du héros et la puissance des masses esclaves, ce qui enrichit la qualité méthodologique de son étude. Il reste à savoir quelle place il a accordé à Toussaint dans la compréhension de cet événement révolutionnaire.

La démarche centrale du livre est de rapprocher les Révolutions française et haïtienne afin de cerner leur filiation. James souligne l’influence de la révolution française sur la révolution de Saint-Domingue et ceci, dans ses « racines et son développement ». Décortiquons ces deux niveaux. Selon James, les racines de la Révolution haïtienne ont été puisées dans les idéaux prônés par la France. Quelles sont les racines de la Révolution haïtienne ? C’est la lutte contre le colonialisme et le capitalisme qui est à la base de cet événement. Il a été question d’éradiquer l’esclavage qui a réifié des sujets raciaux. Ces éléments déclenchent les mécontentements populaires à la base de cette révolution haïtienne. James estime que cette dernière a « suivi le cours » de la révolution française dans ses racines. Quant au développement, cet événement de Saint-Domingue a utilisé beaucoup de moyens et a pris différentes formes afin d’accoucher de la nation haïtienne. Ainsi, James soutient que les deux révolutions ont des causes similaires et se rencontrent dans leur développement. Néanmoins, ajoute-t-il, « la révolution dans la colonie surpasse dans ses effets la révolution métropolitaine » (James, 1938, p. viii). Cette nuance stratégique évite de mettre dans le même sac les deux révolutions. Par-là, James reconnaît la singularité de la Révolution haïtienne qui reste à ses yeux un produit typique de la France du XVIIIe siècle. Ce type de rapprochement de James entre ces deux événements révolutionnaires sera l’un des points fondamentaux de désaccord avec la tradition intellectuelle haïtienne, notamment avec les marxistes haïtiens.

L’autre moment fort chez James est le portait dressé de Toussaint Louverture, la figure centrale de l’ouvrage. Louverture reste aux yeux de James le héros principal de la Révolution haïtienne et le leader mondial le plus expérimenté. Selon James, seul Napoléon Bonaparte a dépassé Louverture comme chef d’État. James compare Louverture à la personnalité et aux exploits de Fidel Castro. Il écrit : « Nous croyons (nous en sommes sûrs) que ce récit montrera qu’entre 1789 et 1815, aucune individualité apparue sur le théâtre de l’histoire ne fut, à l’exception de Bonaparte lui-même, plus formidablement doué que ce Nègre, resté esclave jusqu’à l’âge de 45 ans. » (James, 1938, p. xvii) Napoléon Bonaparte et Toussaint Louverture sont les deux figures politiques qui ont marqué l’esprit de James. En précisant que Bonaparte vient en première position, n’y-a-t-il pas une tendance à faire de celui-ci le modèle de Louverture ? Voulait-il dire que Louverture marchait dans les pas de Bonaparte ? Comment comprendre cette sympathie secondaire pour Louverture dont la puissance ne dépasserait pas celle de Bonaparte ? Quel est le regard de James sur la France dans ses analyses de la Révolution de Saint-Domingue ?

Le rapport ambigu de Louverture avec la France s’exprime dans les analyses de James qui, lui aussi, s’est fait piéger par cette ancienne métropole. Louverture reste pour James un grand visionnaire attaché à l’idéal de la liberté pour tous. Il voit en Louverture la preuve d’une intelligence inouïe, malgré son faible niveau d’instruction. Il félicite Louverture d’avoir « organisé avec ces milliers de noirs ignorants et sans entraînement une armée capable d’affronter les troupes européennes » (James, 1938, p. 102). L’héroïsme de Louverture combat le danger en « trouvant le langage et l’accent d’un Diderot, d’un Rousseau, d’un Raynal, d’un Mirabeau, d’un Robespiere et d’un Danton » (James, 1938, p. 174). James valorise les stratégies de lutte de Louverture qui apportent de véritables résultats contre le colonialisme et l’esclavage. Il reste à connaître les vraies motivations de Louverture et à interroger ses modes de « rupture » avec la France.

James félicitait Louverture d’avoir maintenu des liens avec la France. Louverture s’inscrivait dans le projet de la modernité axé sur le progrès. James estimait que Louverture prenait la bonne voie, celle de la civilisation occidentale. L’objectif consiste à inscrire Haïti sur la voie occidentale du changement. Cette situation devrait s’effectuer sous les auspices de la France, apte à régénérer la jeune nation haïtienne. James soutient que l’idéologie du progrès reste et demeure l’une des voies les plus pertinentes pour l’épanouissement économique et culturel d’Haïti. Il n’hésite pas à écrire que « la population d’esclaves doivent se civiliser avec la France » (James, 1938, p. 194). C’est l’un des points forts de la philosophie de Louverture qui attire l’attention de James. C’est là que réside toute la haine de James envers Dessalines, le père de nation haïtienne. James exprime ainsi ses malaises avec les visions de Dessalines : « Peut-être est-ce trop en demander, pour l’époque, que de s’attendre à plus que la seule liberté. Dessalines, lui, sut s’en satisfaire. Peut-être que la démonstration de ce que la liberté, sans le progrès, était une possibilité, se trouve-t-elle dans le fait que, pour la garantir, lui, l’adjudant fidèle, dut faire en sorte que Toussaint soit écarté de la scène. » (James, 1938, p. 257) Plus loin, il ajoute : « Au plus profond de lui-même il (Toussaint) savait qu’ils étaient invincibles, mais il avait l’esprit à tel point subjugué par les Français qu’il ne s’aperçut pas qu’il avait perdu la confiance de Dessalines, car Dessalines ne le considérait plus que comme un obstacle et se frayait par ses propres moyens une voie vers l’Indépendance. » (James, 1938, p. 292)

James a bien cerné les distances existantes entre Louverture et Dessalines au point qu’il affiche ouvertement sa sympathie pour le premier personnage tout en dénigrant le second. Chez James, Dessalines subit un portrait malveillant le qualifiant de « francophile, de brutal et de barbare ». Le terme « barbare » exprimé à plusieurs reprises à l’encontre de Dessalines souligne le penchant occidentaliste de James. Il reste incongru de comparer Toussaint à Castro, et non Dessalines qui était d’ailleurs un leader progressiste. James s’engage à retirer tout esprit révolutionnaire dans les actions de Dessalines. Il écrit à propos de ce dernier : « Brutal, grossier, ayant sur la conscience plus d’un crime, il n’a pas moins sa place parmi les héros de l’émancipation, c’était un soldat, un magnifique soldat, et il n’avait nullement autre prétention. » (James, 1938, p. 312) Plus loin, il continue ainsi sa campagne de dénigrement : « Et le brutal, l’inculte, Dessalines lui-même, bien qu’il portait les marques du fouet, aurait laissé les morts enterrer les morts s’il avait rencontré chez l’adversaire la moindre trace de bonne volonté ou de générosité. » (James, 1938, p. 330) Ces deux fragments expriment clairement le regard de James sur Dessalines et pourquoi Louverture demeure à ses yeux la figure réussie de la Révolution haïtienne. Ils soulignent la pertinence de la question du « développement », le nœud de discorde philosophique entre Louverture et Dessalines.

Faire de Dessalines un francophile, c’est ne pas comprendre le sens de ses actions. Dessalines luttait contre les impérialismes dans un contexte post-indépendance. Il n’y jamais eu une haine spécifique pour les Français, malgré ses mesures à l’encontre de ses derniers. James interprète littéralement les mesures de Dessalines contre les Français, ce qui nourrissait le socle de son argumentaire. Toute la colère de James contre Dessalines se trouve dans ce qu’on appelle le « massacre des Français ». L’admiration de James pour la France le pousse a diaboliser Dessalines dont les actions se justifient par le contexte. Dessalines voulait fonder une société juste axée sur l’abondance et la collectivité. Dessalines a trouvé sa mort à cause de ses visions progressistes fondées sur la distribution équitable des richesses. C’était un soldat né d’un idéal progressiste pour la jeune nation haïtienne. James passait à coté de cet angle d’analyse pour présenter un Louverture tout puissant.

James reproche à Dessalines d’avoir massacré les Blancs. Il considère ce phénomène comme « typique de la sauvagerie noire » (James, 1938, p. 328). Il blâme Dessalines de son intransigeance envers les Français qui seraient prêts à « civiliser la société haïtienne ». James critique les historiens qui ont mis en vedette ce « massacre ». Cette décision envers certains Blancs au lendemain de la Révolution haïtienne reste aux yeux de James inappropriée et manipulée par les Anglais. Il s’explique ainsi : « Le massacre des blancs fut une tragédie. La tragédie fut celle des noirs et des mulâtres car leur action ne remplaçait pas une politique, elle n’était que vengeance, et la vengeance n’a rien à faire avec la politique. Les blancs n’étaient plus à craindre. » (James, 1938, p. 331) Ce pont de vue sur Dessalines a reçu les critiques des marxistes haïtiens dont le modèle d’émancipation est dominé par la figure de Dessalines. En d’autres termes, les marxistes haïtiens ont relu au regard du « dessalinisme » les Jacobins noirs.

Réception haïtienne de CLR James

Je tiens à montrer la réception mitigée des Jacobins noirs par les marxistes haïtiens. Il faut signaler qu’ils ont connu cet ouvrage et l’ont évoquée dans leurs études. Étienne Charlier, Gérard Pierre-Charles et René Depestre sont les plus remarquables de par leurs appropriations de James. L’historien Charlier entame de véritables discussions avec James tout en apportant de nouveaux éléments. Les travaux de Charlier des années 1940-50 s’inscrivent en porte à faux par rapport aux grandes thèses de James. Quant à Depestre, il s’inscrit plutôt dans un usage non critique des grandes lignes des Jacobins noirs. Pierre-Charles propose un autre portrait de Louverture tout en reconnaissant la valeur de Dessalines. Ce qui me pousse à qualifier de contrastée cette étude originale de James qui n’arrive pas à convaincre les intellectuels marxistes haïtiens. J’insisterai beaucoup sur les lectures de cet ouvrage de Charlier, notamment ses analyses dans Aperçu.

Pierre-Charles et Depestre évoquent les travaux de James et aussi ceux d’Eric Williams, auteur de Capitalisme et esclavage. Cette thèse de Williams est très présente chez les intellectuels afin de comprendre les enjeux économiques qui sont à la base de l’esclavage à Saint-Domingue. Pierre-Charles soutient que c’est « l’esclavage qui a donné leur valeur aux colonies ; ce sont les colonies qui ont créé le commerce mondial ». Pierre-Charles évoque le rapport causal existant entre l’esclavage et le capitalisme industriel. Il s’appuie sur un ensemble de chercheurs latino-américains pour signaler la singularité du cas caribéen. Depestre se trouve dans la même démarche quand il analyse la « rentabilité de l’esclavage des Africains » et le « nègre-marchandise ». Plus loin, il écrit : « Cependant en plus de la propriété des moyens et des instruments de production et de travail, en plus du capital, l’esclavage des Africains fournit aux propriétaires européens un capital supplémentaire : la couleur (blanche) de la peau, masque et de la propriété tout court et du pouvoir politico-culturel qui en découlait pour la classe des colons. » (Depestre, 1980)

Charlier fait partie des premiers historiens haïtiens marxistes. Dans les années 1930, il a fondé avec Jacques Roumain et Christian Beaulieu le premier parti communiste haïtien. Il est l’auteur des Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne (1954), un ouvrage de référence sur l’Histoire d’Haïti dans lequel il remet en question les thèses développées dans les Jacobins noirs de James. Charlier affiche ouvertement ses désaccords avec les présupposés des arguments de ce dernier. Les deux historiens ont un intérêt particulier pour Toussaint Louverture au point de le placer au centre de leur ouvrage. L’ouvrage de Charlier, Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, analyse minutieusement les grandes lignes du projet politique de Louverture. Charlier répond clairement aux objections de James afin de trouver les limites, les zones d’ombre des stratégies de Louverture.

Charlier situe les politiques de Louverture dans un dynamisme de droite. Il qualifie de « conservateur née » (Charlier, 1954, p. 48) ce leader. Tout en reconnaissant son génie, il estime que Toussaint est loin d’une vision progressiste du réel. Ainsi, Charlier critique le rapprochement idéologique fait par James au sujet de Louverture et Castro. Aux yeux de Charlier, Toussaint et Castro s’opposent sur le plan politique avec des projets totalement différents. Ce portrait conservateur de Toussaint fonde les interrogations de Charlier sur la velléité révolutionnaire du leader de Saint-Domingue. Toussaint visait-il à l’indépendance de Saint-Domingue ? Charlier évoque à ce propos la fascination de Toussaint pour la puissance française, ce qui le pousse à affirmer que « Toussaint n’a aucune chance de réaliser notre indépendance nationale » (Charlier, 1954, p. 233). Charlier souligne les intérêts de Toussaint dans la métropole française, ainsi il serait difficile d’attaquer ce pays qui reste une merveille aux yeux de Toussaint. Charlier pointe cette fascination française comme obstacle tandis que James en voit une aubaine.

Charlier voit plutôt en Dessalines cette velléité d’indépendance et de gauche. Il décortique les thèses de James faisant de Dessalines un « barbare », un « criminel » et un « blancophobe ». Charlier fait jouer Toussaint contre Dessalines sur la question politique : Le premier était au service de l’Occident et n’avait aucune intention révolutionnaire tandis que le deuxième visait l’abolition catégorique de l’esclavage et ses valets européens. Charlier écrit : « Mais le ‘barbare’ servait une cause juste ; il avait avec lui, et qui le portait, le mouvement irrésistible de l’histoire : les calculs savants du ‘civilisé’, qui, portant, perdait, noyait, exécutait en Syrie, n’avaient pas pu prévaloir. » (Charlier, 1954, p. 306)

Charlier souligne bien qu’il répond à des reproches adressés à Dessalines. Il montre comment ces reproches sont fondés sur l’idéologie eurocentriste. Les termes de « barbare » et de « civilises » s’inscrivent dans cette tendance de dominer l’Autre non européen. Dessalines est considéré par Charlier comme un meneur sûr vers la victoire finale. Dessalines exprimerait sa confiance, ce qui serait prouvé, dans l’Armée indigène dont il était à la tête lors des révoltes d’esclaves. Charlier salue l’efficacité politique de Dessalines qui serait plus radical dans ses stratégies révolutionnaires. Quant au reproche à propos du massacre des Français, Charlier répond ainsi : « La sécurité du nouvel État lui paraissait commander une pareille mesure qui, du reste, n’eut pas une portée absolue puisqu’il excepta du massacre les médecins, les prêtres, tous ceux-là qui exerçaient un art utile et dont la population sauva de nombreuses vies. » (Charlier, 1954, p. 7)

Selon Charlier, il n’y aurait dans cette attitude de Dessalines aucune haine envers les Blancs. Le contexte obligeait cette prudence envers les anciens colons encore intéressés à rendre esclave les habitants de la région. Charlier déclare « injustifié » (Charlier, 1954, p. 307) le reproche de blancophobie adressé à Dessalines car, selon lui, des soldats allemands et polonais ont eu le droit de citoyenneté par la constitution de 1805. Dessalines luttait contre l’impérialisme occidental, ce qui le différencie des racistes et des xénophobes. Charlier rejette la thèse de James selon laquelle « tous les blancs d’Haïti furent massacres sur l’ordre de Dessalines » (James, 1938, p. 328). Mettre Dessalines face a tous les Blancs, c’est nier son vrai ennemi qu’est le capitalisme, dans ses déploiements coloniaux. Charlier représente le point culminant dans l’historiographie marxiste haïtienne de cette critique de l’essai de James, les Jacobins noirs.

Michel Hector[4] était influencé par les arguments de Charlier mais il cite très rarement les travaux de James. Hector exprimait clairement ses malaises avec l’idée faisant de la colonie de Saint-Domingue une société de type capitaliste. Ainsi, il rejette la thèse de la nature anticapitaliste de la Révolution haïtienne de 1804 pour justifier sa nature antiesclavagiste. Hector qualifie de « thèse antihistorique » l’idée selon laquelle les esclaves de la colonie étaient des prolétaires. Il admet l’existence de certaines tendances à la petite propriété et à l’exploitation des grands domaines, ce qui ne détermine pas une nature capitaliste a la colonie. Hector invite à revoir le rapport que l’esclavage de Saint-Domingue entretient avec le capitalisme français. Peut-on parler de société capitaliste à propos de Saint-Domingue juste parce qu’elle était au service du capitalisme européen ? Comment situer la Révolution haïtienne de 1804 par rapport au capitalisme ?

CLR James, Jean Casimir et la Révolution haïtienne de 1804

Casimir a fait un ensemble de choix épistémiques qui le différencient de James, l’auteur des Jacobins noirs. Casimir pose des postulats afin de se démarquer des analyses sur la Révolution haïtienne de 1804. Il accorde un intérêt particulier aux « bossales » car, estime-i-il, leur « introduction sur la plantation n’est pas un élément rare » (Casimir, 2018, p. 35). Ainsi, il critique une partie de l’historiographie et la pensée sociale haïtienne qui les avait ignorées au profit des « créoles ». Casimir choisit l’Afrique comme lieu d’énonciation afin de bien saisir le mode de fonctionnement de la colonie de Saint-Domingue. Il s’intéresse au devenir esclaves de ces Africains, phénomène qui s’est réalisé de manière organisée. Il préfère parler de « captifs » en lieu et place d’ « esclaves », question de cerner la longue trajectoire de ces Africains vers Saint-Domingue. Casimir insiste sur la descendance bossale pour étudier la spécificité de cette colonie. Réfléchir à partir de l’Afrique invite à voir l’esclavage dans ses premiers balbutiements qui constituent le fondement de cette entreprise du capitalisme. La descendance bossale témoigne l’origine non occidentale de ces colonisés qui, souvent, s’identifient à la culture de l’ancienne métropole, La France.

Casimir cherche à analyser la vie des « captifs » en partant des idéologies de ces derniers. Il évite toutes les catégories qui ne décrivent pas l’identité de ces captifs. Il rejette les concepts de « blancs », « affranchis », « mulâtre », « Noirs » ou « esclaves » faisant partie de ce qu’il appelle une « sociogenèse » reflétant l’idéologie esclavagiste. Il s’agit d’écarter tous les instruments de pensée légués par l’esclavagisme afin de proposer une description émancipatrice. Casimir exige de nouvelles démarches épistémiques pour expliquer ce qui s’est passé à Saint-Domingue. Il en voit en De Vastey celui qui a initié ce projet de contre-écriture. De Vastey est aux yeux de Casimir le « plus avancé des idéologies de la Révolution haïtienne » (Casimir, 2018, p. 396). Casimir s’explique ainsi : « A ma connaissance, de Vastey est le seul homme d’État, après Dessalines, et le seul historien haïtien du XIX siècle qui lie la vie des esclaves de Saint-Domingue à celle des Africains et qui fait de ce lien avec l’Afrique le point de départ de ses réflexions. » (Casimir, 2018, p. 74)

Casimir opte pour l’origine africaine mais il reconnaît le côté français du peuple haïtien. Il soutient que le gros de la population vient de l’Afrique, ce qui anime son choix épistémique axé sur un regard non occidental. Il se lance dans une valorisation des ancêtres africains afin de ne pas « diluer dans la culture et la civilisation française » (Casimir, 2018, p. 87). Examiner Saint-Domingue et les Haïtiens du point d de vue des Bossales, c’est remettre en question une forme d’ethnocentrisme régnant dans les productions occidentales. « Les Français sont pourtant arrivés fort tard dans la demeure de ma famille et ils n’y sont pas entrés par la porte principale », écrit Casimir pour rejeter toute thèse d’origine française du peuple haïtien. Casimir invite à revoir les rapports historiques entre Haïti et la France, ce qui permettrait de sortir de toute sympathie émotionnelle pour l’ancienne métropole. La question de la France reste un point de discorde majeure entre James et Casimir.

Casimir se démarque des thèses de James sur un autre point important : le rapport entre les deux révolutions. Bien avant, Casimir avait reproché à Toussaint d’être attaché à un eurocentrisme. Plus loin, il défend cette thèse : « Aucune parenté logique ne peut unir la Révolution de 1789 aux faits d’armes des héros reconnus de l’indépendance haïtienne. » (Casimir, 2018, p. 245) Ces événements se différencient avant tout par leur philosophie de la liberté. Casimir ne partage pas la thèse de James qui rapproche les deux événements. Casimir répond à James : « Il ressort que les révolutions française et haïtienne n’appartiennent pas à une même famille d’événements, et concevoir la première comme l’inspiratrice de la seconde ne rend pas justice à sa contribution à l’histoire de l’humanité, à savoir à l’intronisation de la souveraineté populaire dans le politique. L’État moderne n’a pas construit la nation haïtienne. » (Casimir, 2018, p. 419) Cette critique se fait au nom de la décolonialité permettant à Casimir d’aller au-delà des points de vue de la métropole. La décolonialité décortique les savoirs occidentaux qui, généralement, sont au service de l’entreprise esclavagiste et capitaliste. Casimir veut nous assurer que la Révolution haïtienne aurait trouvé son socle épistémique adapté à sa singularité.

La question qui s’impose est la suivante : quelle place pour la Révolution haïtienne de 1804 dans les pensées décoloniales ? Est-ce que son intégration n’exige pas des ajustements conceptuels dans la décolonialité ? Le philosophe haïtien Camilus soutient l’impossibilité des études decoloniales de faire de la Révolution haïtienne le socle épistémique de leur projet. Il élargit cette thèse aux études du fait colonial qui souffrent de l’absence d’une « expérience radicale de reconfiguration de soi et du monde ». La Révolution haïtienne de 1804 serait porteuse de cette radicalité mais elle est rarement pour ne pas dire jamais évoquée par ces études. Camilus reproche aux auteurs décoloniaux de ne pas dégager les implications théoriques de la Révolution haïtienne et ainsi ils auraient négligé cet évènement comme matrice de la décolonialité. La Révolution haïtienne n’est pas examinée comme potentialité épistémique dans les études décoloniales. Camilus conclut sur le nom d’Haïti comme lieu d’une épistémè décoloniale à venir.

Camilus et Casimir nous invitent à repenser la Révolution haïtienne de 1804 à partir des inspirations populaires venant du bas. Ils visent la construction épistémique de cet événement comme objet privilégié des théories critiques. Le rapport de cet événement avec les études décoloniales soulève les enjeux des pensées de l’émancipation élaborées à partir des « lieux » postcolonaiux. Les analyses marxistes de cet événement révolutionnaire peuvent jouer un rôle important dans la reconfiguration conceptuelle des études décoloniales. Marxisme, décolonialite, révolution de 1804 sont trois catégories constituant de véritables discussions autour des pensées émancipatrices contemporaines.

Notes

[1] Voir sa thèse de doctorat : Conflictualité et politique comme oubli du citoyen, Université Paris 8, soutenue le 29/09/2015 sous la direction de Georges Navet (Camilus, 2015)

[2] La question inversée a été déjà posée par Adler Camilus : Quel serait l’apport de la radicalité de la Révolution haïtienne aux études décoloniales

[3] Voir son article « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique » (Mignolo, 2013) . Il qualifie le marxisme d « ’invention européenne » et écrit ceci : « Le marxisme ne fournit pas les outils nécessaires pour penser dans l’extériorité.

[4] Les deux historiens préférés de Michel Hector sont Jean-Jacques Dessalines Amboise et Mario Rameau

Bibliographie

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Casimir, J. (2018). Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens : du Traité de Wyswick à l’occupation américaine (1697-1915). Port-au-Prince: Jean Casimir.

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À propos de l'auteur

Jean-Jacques Cadet

Jean-Jacques Cadet, docteur de l’Université Paris 8, est l’auteur de Le marxisme haïtien (Paris, Éditions Delga, 2020). Il s’intéresse à la pensée marxiste, à l’épistémologie, aux études postcoloniale et décoloniale.

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Informations bibliographiques

Nom de l’auteur: Cadet, Jean-Jacques
Année de publication: 2021.
Titre de l’article: La Révolution haïtienne de 1804, entre Marxisme et Décolonialité
Nom de la revue: Enjeux sociétaux
Numéro de la revue: 2
DOI : https://doi.org/10.6084/m9.figshare.13513992.v2
URL: https://enjeux.charesso.org/la-revolution-haitienne-de-1804-entre-marxisme-et-decolonialite

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