De la précarité à l’éthique du care: Repenser la vulnérabilité sociale en Haïti face au Covid-19

Résumé

La précarité et la vulnérabilité sociales, constructions politiques et sociales, façonnent les rapports entre catégories sociales. Cet article propose une approche relationnelle les liant aux réseaux sociaux et à l’incertitude. La crise de la Covid-19 exacerbe ces problématiques, révélant les limites des normes sociétales. Une éthique du care et une philosophie du soin sont explorées pour repenser la prise en charge des populations précaires et vulnérables, dépassant l’approche universaliste excluant les cas particuliers. S’appuyant sur les travaux de Sandra Laugier et Joan Tronto, l’article plaide pour une éthique contextualisée et pragmatique, ancrée dans les relations concrètes et les pratiques de soin. L’objectif est de penser une société plus juste et inclusive, considérant la vulnérabilité ontologique commune tout en reconnaissant les vulnérabilités spécifiques des précaires. Seule cette approche permettra une véritable égalité des normes et des conditions d’existence.

Mots clés : précarité sociale, vulnérabilité sociale, Covid-19, éthique du care, philosophie du soin, approche relationnelle, politiques de santé.

Abstract

Social precarity and vulnerability, as political and social constructs, shape the relationships between social categories. This article proposes a relational approach linking them to social networks and uncertainty. The Covid-19 crisis exacerbates these issues, revealing the limitations of societal norms. An ethics of care and a philosophy of healing are explored to rethink the support of precarious and vulnerable populations, going beyond a universalist approach that excludes particular cases. Drawing on the work of Sandra Laugier and Joan Tronto, the article argues for a contextualized and pragmatic ethics, rooted in concrete relationships and caregiving practices. The goal is to envision a fairer and more inclusive society that considers common ontological vulnerability while recognizing the specific vulnerabilities of the precarious. Only this approach will enable true equality of norms and living conditions.

Keywords : social precarity, social vulnerability, Covid-19, ethics of care, philosophy of healing, relational approach, health policies.

Mots-clés

Texte intégral

Introduction

La vulnérabilité et la précarité sont des catégories essentielles pour comprendre, dans une formation sociale et économique, les modes de construction politique et sociale, la mise en scène de la misère et les types de rapports humains instaurés entre les catégories sociales[1]. Être vulnérable ou précaire est une forme de distribution des capacités sociétales ou des modes de capacitation politique et économique, ou encore des capabilités (charges et coûts) dans la société. La vulnérabilité et la précarité sont des catégories liées à des pratiques économiques, politiques et aux modes de distribution du regard et de la richesse. La société construit les vulnérables et les précaires comme elle distribue les places. Si pour certains, la question des luttes de classes est substituée aux luttes de places, pour d’autres, c’est-à-dire les marxistes, les luttes de classes sont fondamentales pour comprendre l’évolution des sociétés dans le temps et l’espace. Les luttes sociales façonnent la mise en scène des précaires et des vulnérables. Le système politique, social et économique construit des mécanismes permanents de reproduction des rapports entre les différentes catégories, comme les vulnérables et les précaires. En fait, agir en temps de crise sur les vulnérables et les précaires devient difficile si les places ou les classes ne sont pas repensées de manière systématique. Penser à agir sur ces catégories revient à remettre en question les types de rapports instaurés entre les places et les classes dans la société.

Nous sommes tous vulnérables et précaires, mais nous ne le sommes pas de la même façon. Les sociétés produisent les vulnérables et les précaires suivant des stratégies différentes. Donc, la précarité et la vulnérabilité sociales ne répondent pas aux mêmes normes sociales de production et de reproduction dans une société donnée. Il est important de rappeler que ces concepts sont saisis par diverses sciences humaines et sociales ainsi que par la philosophie. De la géographie à la sociologie, en passant par la philosophie, ils ne sont pas intelligibles dans les mêmes conditions et situations, et les pratiques de vulnérabilité et de précarité sont appréhendées par l’idéologie, les bases théoriques et les méthodologies liées aux disciplines.

Dans cet article, il est question de comprendre les mécanismes sociaux de production, de reproduction et de mise en scène de la vulnérabilité et de la précarité, ainsi que les difficultés de prise en charge de ces catégories en période de crise (Covid-19). Dans un premier temps, je ferai un état des préoccupations sur la vulnérabilité et la précarité. Dans un second temps, je chercherai à comprendre l’éthique qui sous-tend la prise en charge sociale des catégories mentionnées et à poser le problème de ces catégories dans le cadre d’Haïti. Enfin, j’aborderai les difficultés à dépasser le statut de vulnérable et de précaire si l’on considère que la société, sans se repenser, est source d’inégalité sociale et économique.

Être précaire et vulnérable, une préoccupation conceptuelle : d’une approche économique à une approche sociale

La pauvreté et la précarité, bien qu’étroitement liées, ne recouvrent pas les mêmes réalités et temporalités. Si la précarité se confond parfois avec le paupérisme, elle n’épouse pas pour autant les mêmes conditions. Chaque société a ses pauvres, mais toutes ne possèdent pas nécessairement de précaires (Pierret, 2013). Contrairement à la pauvreté, mesurable et quantifiable, la précarité est subjective et ne se définit pas par une réalité économique. Pauvreté et précarité sont toutes deux liées aux déficits de ressources culturelles, sociales et économiques. En ce sens, le précaire est un potentiel pauvre.

Trois tendances permettent d’appréhender la précarité. La première en fait un continuum avec la pauvreté nouvelle et traditionnelle. La deuxième, sociologique, représentée par Serge Paugam (2007), voit la précarité comme un prolongement de la pauvreté, distinguant pauvreté traditionnelle, marginale et disqualifiante. Il s’inscrit dans la lignée de Patrick Cingolani (2017), qui considère la précarité comme un choix de vie, liée à l’emploi et à ses potentielles conséquences. Enfin, la troisième tendance, liée à la sociologie du risque, associe la précarité aux délitements sociaux. Selon Maryse Bresson, le précaire ne se situe pas dans un système d’interdépendance et de solidarité (Pierret, 2013). Cette perspective rejoint celle de Robert Castel (1995, 2003), qui évoque la vulnérabilité sociale et l’incertitude du lendemain, le travail ne procurant plus un statut rassurant. Cette vulnérabilité ou insécurité sociale découle du détricotage du salariat et de l’effritement de la protection sociale.

À mon sens, la précarité se comprend à travers l’intégration des individus aux réseaux sociétaux. Elle est consubstantiellement un processus social, économique et politique de la relation, que l’on peut subir ou à laquelle on peut résister selon son mode de construction sociale. Son interprétation doit intégrer les dimensions psychologique, sociale, pathologique et le rapport à l’activité. C’est dans cette perspective qu’elle sera abordée dans le contexte haïtien.

Haïti, espace de construction politique de la précarité et de la vulnérabilité sociales

En Haïti, bien que certaines politiques sociales aient été élaborées, elles se révèlent largement insuffisantes face à l’ampleur de la précarité. Les défaillances de ces politiques sont particulièrement évidentes dans le manque de soutien et de protection pour les individus vulnérables et précaires. Les enfants des rues représentent un exemple poignant de ces lacunes, leur avenir demeurant précaire malgré la présence d’organismes de protection (Desrosin, 2022; Karray et al., 2016). D’autres groupes, tels que les personnes âgées et les paysans sans terre, subissent également les conséquences d’un système d’exploitation sans bénéficier d’une prise en charge efficace par l’État (Blackman et al., 2023 ; Dufumier, 1988; Lundahl, 1979, 1992). Même lorsque des organismes interviennent, l’impact de leurs actions reste souvent limité et ne parvient pas à répondre adéquatement aux problèmes complexes rencontrés par ces groupes vulnérables (Corten, 2011; Étienne, 2007).

Être précaire, c’est se retrouver sans avenir et sans lien social. La vie dans la précarité est une existence quotidienne et disqualifiante, où l’individu se retrouve hors-jeu, dépourvu d’identité sociale et personnelle. Le précaire traverse son existence comme un être non existant, sans projet ni finalité. Si finalité il y a, cette manière collective de vivre la précarité relève de l’ontologique : nous sommes tous précaires et vulnérables face à la mort. Le précaire est coupé de tout réseau familial, réduit à lui-même et à des rapports éphémères et sans substance.

Depuis 1804, les élites haïtiennes ont façonné un système stabilisant les rapports sociaux à travers un processus rentier inégalé (Casimir, 2009 ; Étienne, 2007). Leur discours, empreint de suprématie sociale, politique et économique, ignore totalement les vulnérables. Au sens de Robert Castel (1995), la vulnérabilité se mesure à l’aune de l’isolement, de l’absence de solidarité et de l’incapacité à reproduire sa vie par le travail. Le vulnérable est celui qui n’a ni liens familiaux, ni travail. En Haïti, le travail est dissocié de l’humain, réduit à une aliénation objective qui lui ôte tout sens marxiste. Il ne fait plus le lien entre l’homme et la nature. Cette aliénation découle aussi bien du travail capitaliste que du non-travail, produisant des individus étrangers à leur propre réalité, chosifiés.

Haïti, ancienne colonie occidentale, est un terreau fertile pour la vulnérabilité. Les élites locales, de concert avec les élites internationales, perpétuent le système à travers de nouvelles stratégies. La vulnérabilité, construction sociale, émane des rapports sociaux instaurés par ces élites. Nous sommes tous vulnérables, exposés aux mêmes risques sociaux et environnementaux, mais avec des capacités de réponse inégales.

Covid-19 et la gestion des précaires et vulnérables

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière le degré de précarité et de vulnérabilité des individus. Elle nous a fait comprendre que même face à la vulnérabilité ontologique, nous ne sommes pas égaux. Lorsque les élites sont touchées par le Covid-19, la gestion de leur santé diffère de celle des plus démunis. Les hôpitaux destinés aux élites sont connus et pris en charge par des secteurs de la vie nationale qui s’identifient à eux comme groupe de référence[2].

2. La gestion des hôpitaux publics est un indicateur pertinent pour appréhender le niveau de vulnérabilité des paysans, des pauvres et de la classe moyenne.

Le Covid-19 témoigne de la résistance à la vie. Les vulnérables résistent à la pauvreté, mais ils n’envisagent pas la vie comme telle. Ils prennent soin de leur santé à travers des mécanismes de transmission des valeurs traditionnelles, sans s’attacher aux progrès de la science et de la médecine. Pour un vulnérable, être malade signifie être déjà exclu de la société, car sa maladie n’est pas prise en compte malgré l’existence d’un protocole établi. En théorie, le protocole prend en charge les cas, mais dans la pratique, il ne tient pas compte des précaires et des vulnérables.

Mourir précaire et vulnérable : la double peine en temps de crise sanitaire (Covid-19, solitude et maladies des précaires)

Mourir du Covid-19 nous fait prendre conscience de notre vulnérabilité commune face à la mort. Cependant, l’égalité de traitement du corps mourant varie selon les conditions de vie. Le corps mourant est dénué de sens. Mourir du Covid-19 n’est pas comme mourir de n’importe quelle autre maladie. C’est un fardeau pour la société. Le mourant n’est pris en charge ni par l’État ni par sa famille. Il est considéré comme sans importance, privé de la dignité de son corps mourant. Ce corps est délaissé, perçu comme une entrave pour la société.

Le Covid-19 détruit les liens sociaux entre les différentes catégories d’individus et de groupes (famille, amitié et amicalité). Lorsqu’on est vulnérable et précaire, on se retrouve isolé face à la maladie. L’isolement social et la solitude, fréquents durant les périodes de pandémie, s’avèrent particulièrement nuisibles pour la santé et le bien-être des individus vulnérables, tels que les personnes âgées, les enfants des rues et les paysans. En état d’isolement et de solitude, ces personnes deviennent encore plus vulnérables. Cette fragilité, accentuée en temps de pandémie, est due à l’exacerbation de plusieurs facteurs : une situation financière déjà précaire, le déclin de l’état de santé, la perte de mobilité en raison du confinement, le deuil de proches, la réduction des activités sociales et un niveau d’anxiété accru.

La vulnérabilité sanitaire est particulièrement difficile en temps de crise, générant des tensions indicibles. L’opinion publique se focalise sur les mesures et les modes de gestion de la crise, au détriment des individus. L’État, soucieux de conserver son pouvoir, déclare l’état d’urgence, détruisant les pouvoirs et éliminant les processus légaux ordinaires dans l’administration publique. Les vulnérables et les précaires se retrouvent ainsi privés de tout recours pour revendiquer des soins de santé. En période de crise sanitaire, ils deviennent les proies et les hôtes des germes de maladie. Si l’exposition aux microbes tend vers l’égalité, attraper la maladie ne fait pas l’égalité. Les vulnérables et les précaires sont traités de manière indigne et inégale par rapport aux dominants de l’échelle sociale.

Le Covid-19 engendre la solitude. C’est la maladie de la solitude, qui endurcit l’isolement. On est emprisonné par la prise en charge pour un groupe (dominant) de l’échelle sociale, et délaissé pour l’autre catégorie (les vulnérables et précaires). Ce délaissement amplifie la solitude, car être vulnérable et précaire détruit l’espoir et l’utopie.

Dans le cas de la gestion du Covid-19, les décrets investissent l’espace juridique pour faire face aux mondes, aux hommes, aux vulnérables et aux précaires, qui ne sont pris en compte qu’en partie, comme une généralité et non comme des cas individuels. L’analyse de la norme permet de révéler son caractère discriminatoire, découlant de sa nature trop générale. La norme s’adresse à un sujet statistique qui ne prend pas en compte les conditions sociales et historiques de ceux qui la subissent en particulier. Le sujet de la norme est imaginaire, mathématique, ce qui peut favoriser la précarité et la vulnérabilité. La norme est une manière d’exclure ou de mettre à l’écart certaines catégories de la société. En général, la singularité des vies s’écarte de la norme, renforçant ainsi la vulnérabilité. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment gérer les différents cas si la norme est une condition éthique de passage. L’éthique du care est une condition nécessaire et suffisante pour prendre en compte des cas individuels dans les politiques publiques.

De l’éthique de la justice sociale à l’éthique du care : prise en charge des catégories précaires et vulnérables

L’éthique de la justice sociale est une éthique universalisante et rationaliste qui, dans une logique globale, éloigne le singulier du pluriel. Elle considère l’ensemble des cas sans se préoccuper du cas par cas. Or, le cas est singulier et doit être pris en compte. C’est là que réside l’intérêt de l’éthique du care, qui présente une conception pluraliste et contextualisante de la morale. Selon Sandra Laugier (2010), l’éthique du care apporte trois contributions majeures à la réflexion philosophique et morale. Premièrement, elle introduit une différence significative en philosophie morale, rompant ainsi avec la tradition dominante. Deuxièmement, elle nous oblige à porter attention à des réalités souvent négligées et, ce faisant, à remettre en question ce que nous valorisons ou non comme activités humaines. Enfin, elle remet sur le devant de la scène la question du différentialisme, en remettant radicalement en cause les catégories masculines érigées en universel.

L’éthique du care appréhende l’éthique comme non genrée. Elle considère la question du genre comme la manière dont la société saisit le sexe, produisant une valorisation/dévalorisation de l’un et de l’autre, c’est-à-dire la question de la domination. Elle préconise le soin comme matrice de l’humanité et conçoit politiquement la société comme une communauté des hommes, dégénérée et déféminisée.

Selon Sandra Laugier (2010), l’éthique du care est ancrée dans des conditions concrètes plutôt que dans des principes généraux et abstraits. En cela, elle s’inscrit dans un tournant particulariste de la philosophie morale, remettant en question la tendance de la philosophie morale contemporaine à rechercher et énoncer des principes universels censés guider nos vies morales.

L’éthique du care propose une approche différente, où la morale ne découle pas de principes universels mais émerge des expériences quotidiennes et des problèmes moraux rencontrés par des personnes réelles dans leur vie ordinaire. Elle ne se présente pas tant comme une théorie que comme une activité : le care en tant qu’action (prendre soin, se soucier de), travail, attitude, perception attentive aux détails souvent inaperçus car trop proches de nous.

Le care devient ainsi le fil conducteur qui assure l’entretien, au sens large (incluant la conversation et la préservation), d’un monde humain. L’éthique du care se veut donc une approche pragmatique et contextualisée de la morale, partant du particulier plutôt que de l’universel.

L’éthique, dans son essence, est expérimentation. Elle prend en compte les cas individuels et s’approprie le vécu des individus. Le sujet de l’éthique doit être un sujet en action, existant, faisant l’expérience de conditions matérielles et objectives de la vie réelle. C’est-à-dire un sujet vivant une situation qui requiert une prise en charge. La considération éthique est liée, dans ce cas, à la prise en compte du particulier (individuel) dans le collectif, car nous sommes tous vulnérables. Pour résoudre ce problème, le soin est inévitable. Il faut partir du soin pour construire une meilleure communauté, une communauté des justes répondant aux conditions de leurs vies.

En résumé, l’éthique du care accorde une attention particulière aux individus vulnérables et précaires, en se fondant sur les spécificités de leurs situations vécues et de leurs expériences. Le soin, selon l’éthique du care, repose sur le principe de la vulnérabilité ontologique de l’homme, qui est la base d’une solidarité. Dans cette perspective, l’individu n’est pas perçu de manière indifférenciée. Il est considéré comme un être vivant des conditions spécifiques de vie et éprouvant des souffrances particulières. À l’opposé des approches universelles qui tendent à subsumer l’individu dans le collectif en négligeant ses expériences vécues, sa situation sociale, économique et psychologique, l’éthique du care reconnaît la singularité de chaque personne. Contrairement à une vision qui traiterait l’individu comme un sujet mathématique ou idéal, c’est-à-dire déconnecté de toute expérience spécifique, l’éthique du care valorise l’expérience individuelle.

Sortir de la précarité et de la vulnérabilité, une impasse indépassable

Comment sortir de la précarité et de la vulnérabilité ? Sortir de la crise du COVID-19 implique une politique de soin basée sur le care, qui prend en compte la vulnérabilité ontologique caractérisant la vie de tous. En considérant la vulnérabilité universelle, on prend en charge la vulnérabilité du particulier en faisant de chacun une figure de vulnérable appliquée à un cas spécifique.

Le cas est toujours en devenir. Le modèle féminin prend en compte la question de la vulnérabilité pour construire une politique de soin impliquant le particulier et le collectif dans une relation sociale. Selon Tronto (2009) le choix moral consiste à préserver les relations en présence. La question qui se pose aujourd’hui est de créer les conditions permettant de préserver ces relations en période de crise, car la crise rend vulnérable. La construction de la vulnérabilité est humaine. Il faut donc agir sur les normes en les ajustant au cas par cas. Normer à partir du général dans une approche biomédicale rend les cas individuels plus vulnérables. La norme ne devrait pas être dictée par le plus grand nombre. Ce qui doit être la norme, c’est la préservation de toutes les vies en période de crise.

Ainsi, pour adresser la question de la vulnérabilité, il est nécessaire d’élaborer des politiques publiques qui tiennent compte des spécificités des individus vulnérables et précaires, au-delà des approches normatives générales. Ces politiques publiques devraient s’inscrire dans le cadre d’une démarche de justice sociale, élaborée selon les exigences et les principes de l’éthique du care. Autrement dit, cette approche nécessite premièrement de reconnaître les besoins réels des groupes vulnérables et précaires, ce qui exige une capacité à s’identifier à autrui, à se préoccuper de lui ainsi que de soi-même. Ensuite, elle implique de prendre la responsabilité vis-à-vis des besoins identifiés afin d’y répondre de manière adéquate. Enfin, il s’agit de prendre soin et de permettre la réception du soin, ce qui sous-entend un engagement direct avec autrui en réponse à un besoin spécifique, et une prise en compte de la manière dont l’autre réagit à la réception du soin, selon Zielinski (2010).

Conclusion

Cet article a permis de mettre en lumière les enjeux de la précarité et de la vulnérabilité sociales en période de crise sanitaire, à travers le prisme des politiques de soin et de l’éthique du care. En partant du cas d’Haïti face à la pandémie de Covid-19, notre réflexion a montré que ces notions sont des constructions politiques et sociales, qui révèlent les inégalités profondes traversant les sociétés.

L’analyse des concepts de précarité et de vulnérabilité, ainsi que leur mise en perspective dans le contexte haïtien, a souligné la nécessité de repenser les modes de prise en charge des populations les plus fragiles. Face aux limites des approches universalistes et abstraites, l’éthique du care offre des pistes intéressantes pour développer des politiques de soin plus attentives aux situations singulières et aux besoins spécifiques des précaires et des vulnérables.

Cependant, les enjeux soulevés dans cet article dépassent largement le seul cas d’Haïti. La crise du Covid-19 a révélé, partout dans le monde, les failles des systèmes de santé et de protection sociale, ainsi que les inégalités criantes face à la maladie et à la mort. Repenser la vulnérabilité sociale et la précarité à l’aune de l’éthique du care apparaît comme un défi majeur pour toutes les sociétés contemporaines, afin de construire un monde plus juste et plus solidaire.

Cette réflexion ouvre de nombreuses pistes pour de futures recherches. Il serait notamment pertinent d’approfondir l’analyse des politiques de soin mises en place dans différents pays pendant la pandémie, en étudiant leurs effets sur les populations précaires et vulnérables. Une autre piste féconde serait d’explorer plus avant les apports de l’éthique du care dans la redéfinition des concepts de précarité et de vulnérabilité, en dialogue avec d’autres approches philosophiques et sociologiques. Enfin, une réflexion plus large sur les conditions d’une véritable justice sociale en temps de crise pourrait être menée, en interrogeant le rôle des États, des organisations internationales et de la société civile dans la protection des plus fragiles.

Bibliographie

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Notes

[1] Bernadin Larrieux, doctorant en philosophie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) et membre du Centre haïtien de recherche en sciences sociales (CHARESSO), est titulaire d’un Master II en critiques et philosophie contemporaine de la culture. Ingénieur-agronome, travailleur social et normalien supérieur-philosophe, il enseigne à l’Université d’État d’Haïti et à l’Université Publique en région à Hinche. Ses recherches portent sur les systèmes agraires, les politiques sociales, la justice sociale, l’éthique du care et environnementale, la vulnérabilité, l’invisibilité et la marginalité sociales, ainsi que sur l’épistémologie des sciences sociales et l’éthique.

L’article présenté s’insère dans le cadre de son projet de thèse de doctorat en cours, qui ambitionne d’analyser les discours, pratiques, et réalités liés à la précarité, la vulnérabilité et l’invisibilité sociales et politiques en Haïti aux XIXe et XXe siècles. Cette recherche doctorale cherche à interpréter ces catégories occidentales dans le contexte haïtien spécifique.

[2]  Groupe social visé par un individu ayant un groupe d’appartenance. L’appartenance à ce titre n’est qu’illusoire à leur égard. La réalité pour eux est la référence qui, à mon sens, est illusoire.

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Bernadin Larrieux

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